22.
Le soleil surgit, prenant des teintes ocre, orange, puis s’élève au-dessus de l’horizon pour former un rond jaune parfait.
Lucrèce Nemrod n’a pas dormi de la nuit, elle est restée dehors sous la pluie à réfléchir et à fumer avant de s’assoupir.
Elle tousse.
Je devrais peut-être m’arrêter de fumer sinon je vais finir par ressembler à la Thénardier ou au pompier de l’Olympia. Des êtres « vieux », à la peau ridée et au cœur noirci.
Elle écrase du talon sa cigarette.
Comme il est 9 heures du matin, elle s’achemine vers la morgue municipale qui ouvre ses portes.
Le bâtiment sent le formol et la graisse en décomposition.
Elle s’enfonce dans le labyrinthe de couloirs.
Là où finissent les cadavres les plus anonymes ou les plus célèbres.
Le médecin légiste qui la reçoit est un bel homme souriant et élancé, au badge marqué : DR P. BAUWEN.
— Désolé, si vous n’êtes pas de la famille, il m’est impossible de vous transmettre des informations, mademoiselle.
Pourquoi les gens font toujours obstruction à ceux qui veulent aller de l’avant ?
Elle fouille dans sa mémoire et passe en revue les différentes clefs capables d’ouvrir les esprits.
Elle tend un billet de cinquante euros.
— Corruption de fonctionnaire ? C’est un délit pénal, mademoiselle.
La jeune journaliste scientifique hésite à en sortir d’autres. Elle se souvient alors de la liste des motivations découvertes au cours de sa dernière enquête :
1) La douleur.
2) La peur.
3) Le confort matériel.
4) La sexualité.
Elle se dit que ce n°4 est peut-être la bonne clef pour agir sur un être humain de sexe masculin.
Négligemment, faisant mine d’avoir chaud, elle dégrafe deux boutons de sa veste chinoise en soie noire, brodée d’un dragon rouge transpercé par une épée. Elle dévoile ainsi la vallée de ses seins libres de soutien-gorge.
— Il ne s’agit que de quelques questions.
Le médecin légiste hésite, les yeux sur sa poitrine. Il hausse les épaules puis se dirige vers une armoire à dossiers.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir exactement sur Darius Wozniak ?
— De quoi est-il mort ?
— Arrêt cardiaque.
Lucrèce Nemrod déclenche le magnétophone de son BlackBerry, mais, par sécurité, sort son calepin et prend des notes.
— Toutes les morts sont des arrêts cardiaques, non ? même une morsure de serpent ou une pendaison. Je reformule ma question : Qu’est-ce qui a provoqué cet arrêt cardiaque ?
— À mon avis, le surmenage. Après son spectacle il devait être épuisé. On ne se rend pas compte, mais c’est très éprouvant pour un artiste de faire rire pendant deux heures. Cela demande une tension nerveuse énorme.
— Que signifient pour vous les trois lettres « BQT » ?
Le médecin légiste montre des instruments en inox.
— Ce sont les initiales de ces objets : Basic Quality Tools. Des bistouris que j’achète en promotion par dix. On prononce en anglais Bi Quiou Ti. Comme Bigoudi. Pour les cadavres, on ne va pas acheter des bistouris en argent massif.
Fausse piste. Il faut que je le garde sous tension, sinon il va saisir le moindre prétexte pour s’éclipser. Tout d’abord je lui fais mon regard langoureux 24 bis, mon demi-sourire 18 ter, et vas-y, je le maintiens tiède.
— Est-il possible que Darius soit mort… de rire ? demande-t-elle.
Le médecin marque la surprise.
— Non, on ne peut pas mourir de rire. Le rire soigne. Le rire ne fait que du bien. Il existe même un yoga du rire, les gens se forcent à rire pour doper leur système immunitaire et mieux dormir.
— Qu’est-ce qui aurait donc pu causer sa mort dans une pièce close alors que juste avant de décéder il s’esclaffait ?
Le Dr Patrick Bauwen referme délicatement le dossier et le glisse dans son emplacement.
— Il devait avoir un problème de santé. Le fait qu’il ait ri avant de s’éteindre n’est qu’une pure coïncidence. Il aurait très bien pu jouer du piano ou faire du vélo. Ça n’aurait pas signifié qu’il y avait un « piano qui tue » ou un « vélo qui tue ». Disons que c’était son activité au moment où son cœur a lâché. Sans plus.
Il saisit un bocal de formol dans lequel tournoie un cœur humain.
— Je suis certain que si vous questionnez la famille, on vous confirmera qu’il avait déjà connu des alertes cardiaques avant cet incident fatal.